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SYMMACHIA

 

A

rchélaos de Tarente rencontre sur le chemin du gymnase son vieux complice, Ménandre, précepteur originaire de Séleucie du Tigre en Babylonie. Tout en marchant, les deux amis abordent bien vite le sujet dont on parle partout de Massalia jusqu’en Bactriane : le jeu de diplomatie Symmachia. Ce jeu rassemble neuf citoyens. Chacun incarne un roi hellénistique régnant plusieurs décennies après la mort d’Alexandre le grand. Le gagnant du jeu est le joueur qui, tel un nouvel Alexandre, aura su obtenir le plus grand prestige. Ce n’est certes qu’un jeu mais les Grecs en raffolent et Archélaos, qui a vaguement parcouru les règles gravées sur le mur du sanctuaire de Délos, voudrait en savoir plus auprès de Ménandre qui, heureux veinard, a déjà expérimenté Symmachia.

Saluant d’un geste le gymnasiarque à l’entrée du palestre, Ménandre confirme à son ami que les règles s’assimilent vite :

-          disons en deux ou trois tours - chaque tour représentant une année de règne. Vraiment Archélaos, mon vieux, il faut absolument t’y mettre !

-          Je n’y suis pas hostile. admet Archélaos qui commence à se dévêtir dans le vestiaire du gymnase. Mais j’ai quelques questions préliminaires à te soumettre. D’abord pourquoi avoir choisi cette période presque un siècle après la mort d’Alexandre le Grand? Nous autres Grecs avons tout de même d’autres épisodes historiques autrement plus glorieux : l’Illiade, les guerres médiques, l’affrontement entre Sparte et Athènes, l’épopée d’Alexandre puis ensuite les éblouissantes conquêtes de Rome sur les barbares puniques ou celtes…

Ménandre, déjà totalement nu, cherche sans succès à ajuster son suspensoir sur son membre rétif. Il lance d’un air agacé :

-          Arrête une seconde, veux-tu ? D’abord, ta complaisance à l’égard des Romains est écœurante et les guerres dont tu me parles sont surtout des duels, épiques certes mais qui par nature passent à côté d’une grande qualité grecque !

-          Mmmh, laquelle ?

-          La diplomatie bien entendu et la politique : les sinueuses négociations entre les cités et les rois, les délicates attentions ou menaces que nous nous lançons avec art et au final les complots, les sicaires, les poisons, les mutineries des mercenaires… Par les Dieux, que notre civilisation est grandiose ! Malheureusement pour lui donner toute sa pulpe, il nous faut l’aiguillon de la compétition comme à Olympie ! Or, à l’époque qui nous intéresse, les candidats pour dominer le monde, grecs ou barbares hellénisés sont nombreux : les empires lagides, antigonides et séleucides sont devenus instables et leurs rivaux en profitent. Voilà une promesse de querelles de grand style comme il y en a peu dans l’Histoire…

Les deux hommes empoignent chacun leur aryballe plein d’huile d’olive et commencent à s’en oindre le corps avant d’aller s’exercer un peu.

-          Attale de Pergame, Mithridate du Pont, Prusias de Bithynie, Arsace le Parthe, Euthydème de Bactriane et Aratos l’achéen, énumère Archélaos d’un air dubitatif. Ces rivaux me semblent bien faibles en comparaison des grands  Ptolémée, Séleucos et Antigone… Si je m’inscris à une partie, je préfèrerais incarner un de ces trois grands rois et surtout pas un roi barbare !

-          Précaution inutile car chaque position a ses mérites même s’il est vrai que certains sont plus puissants que d’autres. Du reste, ce déséquilibre tout à fait historique est connu de tous. Alors, nul doute que chaque joueur en tiendra compte dans ses alliances. Quant aux rois barbares, tu oublies que c’est bien un Mithridate tout à fait hellénisé qui a le dernier vaincu les Romains en terre grecque. Et les Parthes ont beau être des barbares nomades, ils ont adopté tous les raffinements des Perses et des Grecs. Tes préjugés sont compréhensibles mais pour le jeu, chacun de ces neuf rois a bien une chance de devenir le nouvel Alexandre !

Les compères commencent à fouler la piste et se prononcent pour une course d’endurance de deux stades, un diaulos mais à un rythme qui permet de continuer la discussion sereinement.

-          Et ce prestige qui est le but du jeu, comment le gagne-t-on ? s’enquiert Archélaos.

-          Comment les Grecs aiment leurs rois ? Conquérant, à la tête de l’armée et écrasant les barbares et ses adversaires dans une belle bataille rangée… Les descendants d’Héraklès et d’Achille font toujours l’admiration des foules et c’est la conquête et la victoire sont des sources de prestige dans Symmachia. C’est d’ailleurs un jeu à somme nulle, celui qui détruit une armée, prend une capitale ou une satrapie s’empare en même temps du prestige du vaincu. Il y a bien toujours aussi la possibilité de se faire un nom en écrasant des barbares, des pirates ou un petit royaume…Ces satanés barbares et pirates sont d’ailleurs avec les épidémies, les mauvaises récoltes et les tempêtes, des catastrophes imprévisibles mais récurrentes qui secouent chaque année certaines satrapies.

-          J’ai vu qu’on ne suivait plus cette splendide mécanique de Diplomacy où l’aléa n’a pas sa place : « Armée de Colchide Soutient Armée d’Arménie qui attaque Armée du Pont » Récite Archélaos. C’est simple et efficace, pourquoi aller chercher autre chose ?

-          C’est à ce genre de commentaires secs que l’on voit l’origine spartiate de ta cité, mon ami… réplique Ménandre avec indulgence. Le mécanisme de Diplomacy traduit mal le nœud de trahisons et les jugements subtils qui déterminent la décision de s’engager sur le champ de bataille. Qu’il conduise lui même son armée ou qu’il envoie son meilleure stratège, le roi a toujours des complications intestinales au moment du choc des Phalanges. Il se dit : « Mon général est-il aussi bon qu’on l’affirme et en tout cas meilleur que le célèbre chef thrace du camp adverse ? Sans compter que ce dernier connaît la région comme sa poche. J’espère qu’il sera empêché par la flotte lagide qui m’a promis d’aller piller les cités côtières ennemies et d’immobiliser ainsi l’adversaire. Et mes alliés parthes vont-ils bien m’envoyer les contingents que j’ai sollicités ? Et mes mercenaires galates sur mon aile gauche, j’ai bien l’impression à leur tête qu’ils vont se retourner d’une seconde à l’autre contre mes propres troupes ? Que la destinée, Tychè soit avec moi ! ». Pas facile de traduire tout ça avec Diplomacy.

 Volubile mais lent, Ménandre s’est fait doublé par Archélaos. Il conclut hâtivement avant de reprendre de la vitesse:

-          Tout ça est dans Symmachia !

-          Oui, oui et il y a aussi ces seconds rôles, de petits rois que les joueurs peuvent « soudoyer » pour qu’ils roulent pour eux : Cléomène de Sparte, Jalauka Maurya, Antiochos Hiérax… Et Rome en fait partie ! C’est assez ennuyeux vis à vis des Romains. Quand même, la traiter comme une petit cité barbare sans envergure… 

-          Ne recommence pas avec tes Romains, hein ! S’impatiente Ménandre dont le corps exténué est désormais couvert d’une couche épaisse d’huile, de sueur et de poussière. Pour revenir à la guerre, sache qu’on ne l’a fait pas pour le seul intérêt du prestige de la victoire. Cela compte bien sûr mais ce n’est pas suffisant. Porter la guerre chez l’adversaire, cela veut dire que ses cités sont détruites, que ses champs sont ravagées, que les villages sont pillés et que le grand commerce est au point mort. On peut aussi saccager ses ports et son commerce maritime, c’est d’ailleurs une des grandes fonctions de la flotte de guerre.

La conséquence de tout cela est simple : le roi adverse qui n’a pas su empêcher ce désastre, ne peut plus lever d’impôt sur des ruines, ses troupes restent impayées et ses populations sont frondeuses et revanchardes. A ce régime et si par bonheur l’armée adverse est anéantie, le royaume se désintègre à coup de sécessions de satrapies et d’usurpations des principaux généraux.

La conquête a également son intérêt : de nouvelles satrapies, ça veut dire de nouveaux débouchés pour ses produits, de nouvelles ressources économiques ou militaires… …et la gloire bien sûr.

-          Sûrement, sûrement, répond machinalement Archélaos distrait par le passage de trois éphèbes au corps parfait. On ne m’enlèvera pas de l’idée que ça sent quand même un peu trop l’odeur acre des camps militaires. Pour moi, un grand roi, c’est celui qui me permet de me prélasser au banquet avec des mets de qualité et des danseuses ou encore de m’exercer dans un beau gymnase tout en parlant avec mes amis.

-          Je ne te le fais pas dire et cela compte au moins autant que la guerre dans Symmachia. Les sujets du roi doivent manger à leur faim et mieux encore, ils doivent bénéficier d’une vie prospère. Les artisans, les savants, les paysans doivent pouvoir travailler et les citoyens oeuvrer en paix pour la cité. Et si le roi par dessus le marché est généreux et s’entoure des plus brillants des Hellènes, ça ne gâche rien. Tous ces éléments donnent du prestige à condition de trouver des partenaires commerciaux !

Le souffle coupé par tant d’arguments valables et peut être également par un point de côté inavouable, Archélaos ralentit la cadence.

-          Parlons donc un peu plus du commerce. Propose-t-il : des quais chargés de marchandises, du blé thrace, du vin carien, des cotonnades du Gandhara et de l’encens nabatéen… des négociants, des percepteurs et des esclaves qui s’affairent…

-          Bon d’accord mais il ne s’agit pas seulement de jouer à la marchande, gros malin. Le roi dont les marchands exportent gagne de quoi payer le bois de ses navires ou la solde des mercenaires. Le roi dont la population profite d’un bon niveau de vie matérielle gagne leur respect. Le commerce est moins dangereux que la guerre pour acquérir le bien d’autrui. Chaque partenaire commercial trouve son compte mais surtout du point de vue ludique, le commerce offre une bonne excuse pour entrer en contact avec son ancien adversaire… Est ce pour faire la paix ou pour trahir encore, toute la question est là !

Les deux sportifs arrivent au bout de la piste et s’en retourne au vestiaire à bout de souffle. Ayant terminé leur exercice, ils agrippent un strigile et commencent à se racler la peau pour en éliminer la crasse poisseuse.

-          Parle-moi un peu de stratégie. Elle doit changer selon la position de départ, j’imagine ?

-          Oui bien entendu, répond Ménandre d’un air docte. Certains ne peuvent pas se passer du commerce car ils ont besoin de vendre pour payer leurs troupes ou/et ont besoin d’acheter pour combler de gros déficits. C’est le cas de la confédération achéenne, de l’empire lagide mais aussi de la Bithynie ou de la Bactriane. Du coup, ces rois vont faire en sorte que les routes commerciales ne soient pas coupées par la guerre et que leurs provinces échappent à l’invasion et au pillage qui s’en suit. Aucun roi ne peut d’ailleurs se passer totalement du commerce sans perdre des occasions de gagner en prestige.

D’autres rois comme Attale de Pergame, Mithridate du Pont ou Arsace le Parthe n’ont pas de gros besoins commerciaux mais souffrent d’un territoire réduit qu’ils doivent essayer d’arrondir pour augmenter leurs revenus et leur prestige. Pour eux la guerre est rapidement nécessaire même si c’est d’abord aux dépends d’une puissance mineure. De toutes manières, une attitude totalement pacifique est difficile à concevoir : Un prestige élevé gagné surtout par le commerce et la brillance de la cour royale risque d’aliéner toutes les sympathies et pour faire face à l’invasion des rivaux jaloux, le commerce n’est d’aucune aide sauf peut être les accords concernant l’envoi de mercenaires.

Il y a aussi ceux comme Séleucos et Antigonos dont le territoire est vaste et riche mais entouré de rois expansionnistes. Leurs ambassadeurs sont à leur meilleure arme, au moins pour semer la discorde.  Dans tous les cas, il te faudra être habile et même ainsi, Tychè n’est pas toujours bienveillante. Moi qui te parle, par exemple, mon royaume de Pergame couvrait la quasi-totalité de l’Asie mineure. Le roi du Pont me mangeait dans la main et mes stratèges assiégeaient Antioche…

-          Dis, tu crois qu’il reste des places pour la prochaine partie ? coupe Archélaos redevenu propre comme un drachme neuf.

Ménandre remet son chiton et répond, philosophe :

-          Pas sûr, pas sûr car, à notre époque, les occasions de se prendre pour des rois et de commander une phalange sont rarissimes. Et cela ne va pas s’arranger, imagine dans plus de vingt siècles : Jouer à Symmachia sera alors une opportunité qui ne se refuse pas !